Je m’en souviens comme si c’était hier. Il y avait une odeur d’herbe fraiche. Le soleil tapait sur mes épaules dénudées. Il y avait cette odeur si particulière aux premiers beaux jours, ceux qu’on attend toute l’année. Ma robe blanche avec quelques motifs verts clair volait au rythme de la légère brise qui nous permettait de ne pas suffoquer sous cette légère chaleur surprenante. L’hiver avait été froid, comme chaque hiver en Irlande. On était à un concert de musique celtique. Comme souvent, c’était une tradition. On ressortait les kilts, les chemises blanches. Ce que j’aimais par-dessus tout c’était la musique. Je me balançais souvent de gauche à droite, je faisais tournoyer ma robe autour de moi. Slávinka et Aodh étaient un peu plus loin, discutant avec des voisins. Je n’avais pas le droit de les appeler papa ou maman, c’était dans les mœurs et cela ne me choquait pas. C’était comme ça. Je les appelais par leur prénom ou père ou mère. Des fois, ils me demandaient même de préférer leur prénom aux père et mère lorsqu’on était dans un diner important. Comme si je n’avais aucune appartenance, liens avec eux. J’aurais pu être la fille de la voisine dans ce genre de diners. Mais cela ne me choquait pas. Je ne faisais aucune bêtise. Je terminais toute mon assiette. Je répondais poliment. Et je m’ennuyais. Les seuls endroits de nos sorties que j’appréciais c’était les fêtes traditionnelles. On mangeait bien, on écoutait de la musique celtique, et je soufflais dans la cornemuse de mon oncle. Mes longs cheveux blonds volaient alors que je m’étais arrêté de danser. Mes yeux étaient grands ouverts et je fixais cette violoniste qui se produisait maintenant sur scène. J’étais comme émerveillée, obnubilée par cette femme et cet instrument. C’était magnifique, tout simplement. Les longs doigts de la femme étaient si gracieux, doux et brutes à la fois. Le soir même, j’exigeais arrêter la danse classique et commencer le conservatoire. C’était la seule fois de ma vie où j’exigeais quelque chose et que je ne faisais pas ce qu’on me dit.

Intelligente. C'est ce putain de mot qui est sortit de la bouche de cet homme. Intelligente. Sa bouche s'est ouverte puis fermée. Sa moustache s'est retroussée. Il l'a dit, il l'a osé. Il ne m'avait pas préparé à ce mot. Il l'a prononcé, comme ça, de but en blanc, sans crier garde. Mère n'y a pas cru. Elle a rit, m'a ébouriffé les cheveux de sa main remplie de pierres précieuses. Son sourire s'était crispé comme à chaque fois qu'elle cache une gène naissante. Elle a essayé d'afficher un air complice comme si elle pouvait être complice avec une quelconque personne. Je le savais bien. Cet affront, ce minuscule mot dit par un vieux péquenot à la science infuse avait repoussé mère sur ses tranchées. Je l'imaginais très bien, armure sur le dos, épée en main, se cacher derrière son casque comme elle le fait si bien avec ce monstrueux sourire qu'elle pensait beau. « Vous devez faire erreur, elle ne peut être intelligente. » Voilà que maintenant elle me tapote le genou faisant cliqueter ses bracelets. Tout était parfait chez elle. Son maquillage qu'elle peaufinait chaque matin durant de longues minutes, sa jupe sans aucun plis, sa coiffure exemplaire, tout était parfait, son image était parfaite. Là, elle en prenait un coup. Intelligente. Sa propre fille ne pouvait l'être. Ce mot résonnait dans ma tête comme une mélodie. Il prenait tout son sens. Intelligente. L'intonation, le nombre de syllabe, la façon dont il avait été prononcé par l'homme, j'analysais tout. Je restais là, bouche ouverte, immobile. « Je suis certain de mon jugement, cette gosse est très intelligente. » Il le répétait, une seconde fois. Le regard interrogateur de ma mère se pose sur moi. Sa chevelure rousse ondule sous ce geste. Elle me fixe longuement et moi, je suis là, immobile, sans voix. Intelligente. Le vieux avait vu au-delà de l'apparence, au-delà de mon apparence de petite fille parfaite, calme, peu bavarde. Il avait su regarder et lire dans mon âme ce que personne n'avait su faire jusqu'à présent. Pas même moi n'était au courant de ce trait de caractère majeure de ma personnalité. Le sourire parfait de mère disparait peu à peu. Elle comprend maintenant le sens de ce mot. Intelligente. Comment avait-elle fait pour ne pas le voir? Une légère étincelle brillait maintenant dans son regard. Son esprit analysait tant de choses à la fois. Elle voyait de nouveaux horizons pour son gosse. Pas même père n'avait su dire ce mot. J'étais pour lui une plante qu'on arrosait une fois par semaine. J'étais pour lui, une bonne gosse qui sait écouter les ordres et les appliquer. Bon résultats, sage, une gosse exemplaire polie, une plante qu'on avait bien fait pousser. Cette bulle s'était formée autour de moi. Je voulais être parfaite pour faire plaisir et non me faire plaisir. Lui aussi allait être choqué de ce diagnostique. Intelligente. Et moi, sans voix, je comprenais que ma vie changerait maintenant.

J’avais utilisé ce trait de ma personnalité. Je ne voulais plus être celle qui suit mais celle qu’il faut suivre. Celle qu’on reconnait, mais pas seulement pour sa beauté et ses magnifiques fringues mais pour ses idées. Mon oncle faisait partit de l’IRA provisoire, groupe paramilitaire républicain lors de la guerre en Irlande. Et moi qui le prenais comme exemple, je l’ai suivi. Moi et mon corps tout frêle, moi et mon apparence angélique, moi et ma perfection, moi et mon intelligence, moi et mon envie de faire bouger. Il m’a instruit, comme jamais je ne l’ai été. Il était communiste, ce que père et mère détestait. Mais moi, je l’admirais. Je l’admirais pour son engagement, sa volonté de s’opposer pour un monde meilleur. Je cachais Le livre noir du communisme sous mon lit, tel une bible. J’admirais en secret Marx et Lénine. Pour une enfant issue d’une famille aisée, ça n’était pas ce qui devait être. J’avais douze ans et je participais de loin aux évènements politiques du PC Irlandais. Mais un jour, tout s’est aggravé. Je n’aurais pas dû. Il faisait froid et mon j’étais chez mon oncle pour le weekend. L’instabilité politique en Irlande était toujours présente avec ce conflit nord. Mais je ne sais pas, je me suis enfuie et j’ai rejoins le centre de la ville. Il y avait les forces de l’ordre, armées, boucliers, casques. Les slogans fusaient. Les communistes étaient habillés de noir. Ils se cachaient le visage d’une écharpe. Et moi, avec mon cuir noir et ma chemise irlandaise, j’étais là, en fond, spectatrice. C’était ça, ça que je voulais. Je voulais faire bouger, faire changer, servir à quelque chose, ne plus être la petite blonde aux yeux bleus parfaite qu’on qualifiait souvent de magnifique ce qui faisait sourire aux anges mère. A ce moment là, j’étais magnifique d’engagement. Je cherchais dans la foule mon oncle. Et puis, au bout de quelques minutes, je le vois, au centre. Il crie contre les forces de l’ordre. Il va à leur affront. Il était magnifique, merveilleux. Oser le faire seul. J’étais fière d’être sa nièce et d’être là à ce moment là. Il faisait froid, mes mains étaient gelées mais j’appréciais être là. Mon corps lui était chaud, chaud de l’intérieur, chaud d’une envie soudaine. « Tonton ! » Je crie mais il ne m’entend pas. Je m’élance alors dans la foule, m’excusant de les bousculer. Ils semblent choqués qu’une gamine soit dans la foule. Mais je n’aurais jamais dû faire ça. D’un coup, tout tombe. Les gens court, j’entends des bris de vitre. Paniquée mais avec une volonté d’acier, je rejoins un groupe qui court avec leur écharpe sur leur bouche. Ça put, il y a de la fumée rouge. Je ne vois presque plus rien. Et là, le groupe que j’avais rejoint, me pousse au milieu. Et je me retrouve entre les forces de l’ordre et les manifestants. J’ai toujours mon écharpe sur la bouche et je regarde derrière moi. Leurs regards me transpercent. J’avais comprit ce que je devais faire. Je me mettais à crier « Pour une Irlande libre ! » Il n’y avait plus aucun bruit. Et d’un coup, les voix montaient derrière moi. « Vous oserez tirer sur une gamine ? », « Assassin ! », « Assassin ! », et, telle une masse uniforme, on reprenait mes paroles en cœur. Je fis très vite rejoins par mon oncle qui m’empoigna et me mit dans la masse. Il voulait être énervé mais il n’y arrivait pas, il m’embrassa longuement. Le soir même, je passais à la télé aux faits divers. Père me gifla, la seule gifle de ma vie. On brula mes livres et on cassa mon violon. On déménagea un mois plus tard en République Tchèque. Je ne revis plus jamais mon oncle.

Je suis devenue celle qu’on n’apprécie pas. Celle qui faisait tout pour elle. Qui ne voulait pas salir la réputation de sa famille comme elle avait pu le faire auparavant. J’avais ce que je voulais. J’étais entrée dans le conservatoire de Prague par mon talent, non pas pour avoir flirté avec son directeur. Mes parents dirigeaient ma vie. J’avais eu, pendant quatre ans, un petit ami que je n’aimais pas. Il était le fils d’une grande multinationale qui puait. Son père se donnait des airs de monsieur je pète plus haut que mon cul. Son fils était comme lui, insupportable. Le mec horrible qui joue dans l’équipe du lycée, qui en est capitaine, que toutes les filles voulaient. Lui m’aimait, ou du moins, apprécié se balader avec moi à son bras comme si j’étais un beau sac. Il couchait avec d’autres filles, tout le monde le savait ce qui faisait de moi la risée. Mais je m’en foutais, je sortais avec lui pour faire plaisir à mes parents. J’étais dans la chorale de Prague pour faire plaisir à père et mère. Je travaillais bien, sans difficulté. J’étais celle qui faisait tout pour plaire et qui n’avait pas de limite pour réussir. Et c’est ainsi que je suis devenue celle qui n’avait pas de sentiments. Celle qui se lançait dans le milieu de la mode après avoir été remarquée à ses seize ans dans les rues de Prague.

Les défilés et les photos de mode étaient devenus mon quotidien. Père et mère me poussait dans cette direction. J’avais arrêté de fréquenter mon petit ami choisit par mes parents. Il me fallait quelqu’un dans le milieu. J’avais apprit que pour avancer, il ne fallait pas se mettre des batons dans les roues et oser. Je fréquentais depuis maintenant deux ans les soirées mondaines de la jeunesse dorée de Prague. J’avais apprit qu’alcool et drogue étaient de la partie, et que c’était des remèdes miracles à la tristesse. Je n’avais pas d’amis, pour ce que ça servait. Et j’étais détestée de tous, mais après tout, je les détestais tout autant. Mais si seulement ils apprenaient à me connaitre au lieu de se fier aux apparences. Je voulais réussir, alors tout était possible.

Elle ne comprend rien. Tout ce qui l'entoure n'est que dérision. Les paroles des personnes se font murmures. La femme qui est à ses cotés lui parle, lui sourie. Elle répond par politesse par un léger sourire. Ses yeux se perdent dans le vague. Encore une, une dernière. La musique se veut assourdissante. La chaleur de la pièce se veut pesante. Elle ne comprend pas ce que l'homme en face d'elle lui dit. Elle sourie, rigole et se vautre dans le fauteuil dans lequel elle est assise. Elle ferme les yeux, l'espace d'un instant. Des couleurs arrivent sur elle. Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel sont là. Le rouge domine le reste. Elle rouvre les yeux et rigole avec sa voisine de fauteuil. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle rigole. Elle passe la main dans ses longs cheveux blonds et se concentre sur son verre. Scotch. Tant mieux. Cul sec. Elle se lève tel un robot et va se déhancher sur la piste de danse. La musique est bonne, entrainante. Elle danse hors du temps, pas sur le rythme. On dirait une déesse hors du temps, hors de l'espace. Elle a les yeux fermés et ses ondulations nous font perdre nos moyens. Elle rouvre les yeux, rigole. Un jeune la fixe. Elle lui sourit. Il lui tend son verre avec un clin d'œil. La chanson se termine et enchaine avec une autre, encore plus rythmée que la première. Elle se dirige vers le jeune homme qui est déjà entouré de deux femmes. A son arrivée, elles prennent peur face à cette blonde hors espace temps. L'homme ne parait pas énervé. Il sourit même. Ils ne parlent pas. Elle seule veut parler. « Je suis fêtarde, drôle, maladroite, attachante, spontanée, hyperactif, indépendante, courageuse, je suis une mauvaise fréquentation, cynique, j'ai un esprit artistique, je suis cultivée, rusée, rancunière, curieuse, imprévisible, mystérieuse, fragile, j'aime l'auto-destruction et je suis une vraie garce par-dessus tout .. mais tout ça c'est quand je suis dans mon état normal. » dit-elle d'une voix quelque peu enfantine avec un léger accent. Elle lui sourit, heureuse de s'être présenté. Le jeune homme prend son amie par le bras. Il lui dit qu'il est l'heure de rentrer. Elle acquiesce et ils sortent main dans la main du bar. Dehors, il fait froid. Elle marche sans savoir où, comme à son habitude. « Tu vois comme la vie se joue de nous. Nous aurions pu être riches et nous ne le sommes pas. Elle décide tout aux dés cette garce. Elle joue avec nous, toute nuance est essentielle. Nous ne sommes que ses modestes pions, qu'elle fait avancer à sa guise. Ses dents qu'elle aiguise puisent et nous détruisent dit-elle tout en continuant de marcher lentement. Elle lâche la main de son ami, d’un coup, et s’éloigne en courant. « Je n'ai pas peur de perdre. Regarde moi! Couleur, regarde-moi! Je n'ai pas peur de la vie sans couleurs! Je n'ai jamais eu peur! » Son ami, aussi alcoolisé qu’elle mais avec la drogue en moins, rit. Elle s’arête, se retourne, « Nous sommes que des pions. Je suis le roi, tu es le pion. » dit-il en entrant dans son jeu. « Je ne suis pas effrayée. » Elle tourne sur elle-même en riant. Ses cheveux volent autour d'elle. Il y a du vent mais elle ne semble pas le sentir. La rue est déserte. Elle s'amuse à courir, à tourner sur elle-même. Le jeune homme la regarde faire, heureux qu'elle le soit durant un petit moment. Elle rit, soulevant en un rythme régulier ses joues roses. « Un, deux et trois, Dieu est fière de moi. » Le monde tourne sans elle, restant dans un flou bafoué, l’univers autour n’existe pas. Seul le sien compte, celui qu’elle se créé à chaque seconde qui passe et s’évapore aussitôt. Les fils de la vie tracent la toile de notre destin. Chaque pas qu'elle effectue, dès lors qu’elle saute, que son corps encore trop frêle avance d’une case, qu’il se déplace sur le côté gauche pour revenir en sautillant au milieu et enfin s’arrêter, la toile se tisse. Transportée par la discorde du monde réel, évadée par la tristesse de sa route, souillée par la réalité de ses larmes. Trop concentrée sur son sauter, ramasser, elle n’entend que très peu les bruits alentours. Bruits dérisoires ou bruit sourd et beaucoup trop aiguë. Lui il reste ici interdit à l'observer. La toile se tisse, l'araignée la tisse. Elle le regarde de son regard enfantin, sourire malicieux aux lèvres. Elle lui prend la main. Ce contact, cette main si douce le fait sourire. Elle le tire en courant et en riant. Elle s’arrête net, comme perdue. « Oui ! » crie-t-elle, « Que se passe-t-il ? », « Echec au roi, par le pion. », « Et comment le roi va-t-il s'en sortir dis moi, mon ange ? » La jeune femme ne répondit pas à la question du grand brun, pensive elle observait son jeu, celui qu'elle avait elle-même dessiné. Elle se retourna et contempla le visage de son ami. Elle posa sa main froide sur la joue chaude du jeune homme. Elle ressemblait à un ange, un ange déchu ayant perdu le goût de la vie. Les substances lui permettaient de la redécouvrir sous un autre angle. Elle fixa son jeu, sa toile d’araignée, ses fils entremêlés, ce bonheur passager partagé. Puis après un petit moment alors qu'il ne s'était même pas rendu compte que la partie était terminée, il la regarda courir sur la route, là où les araignées tissaient leurs toiles. Les araignées klaxonnaient, déviaient leur trajectoire, arrêtaient de construire leurs toiles. Son frêle corps était éclairé par les phares des araignées. Elle écarta les bras en plein milieu de la route des araignées et dans un seul souffle, un seul, elle hurla:
« Echec et mat. »

Elle fut sauvée par son ami qui en fait ne l’était pas. Elle l’avait rencontré un peu plus tôt dans la soirée. Le surlendemain, l’accident de voiture fut oublié. Il ne restait dans sa tête que les crissements des roues sur l’asphalte ainsi que le choc sur le sol. Un léger mal de crâne toute la journée mais rien de bien important. Elle reprit sa routine, coucha avec Alexej Novotný, un mannequin connu et reconnu fils du célèbre Novotný. Comme à son habitude, elle fait cela par intérêt, poussé par ses parents toujours et incapable d’avoir des sentiments. Quand est-ce que l’on découvrira la vraie Siobhàn ?